Les déboires et désarrois dáAndrew Whittaker, écrivain frustré, homme maudit (et vice versa) fondateur, rédacteur en chef et probablement unique lecteur de Mousse, obscure revue littéraire en péril, narrés par le menu à travers sa volumineuse correspondance tous azimuts laquelle, incidemment, constitue ses oeuvres complètes. Un autoportrait tragicomique et sans pitié. Le nouveau roman de láauteur de Firmin. Après avoir détourné Walt Disney avec Firmin, le rat le moins chou (et le moins animal) de la littérature fabuliste animalière, Sam Savage sáattaquerait-il à Mme de Sévignéá? De fait, La Complainte du Paresseux est un roman épistolaire, mais à sens unique (voire pire). Dáailleurs chez Savage, le pire plane toujours, cáest même très manifestement là que vit Andrew Whittaker, littérateur méconnu par ses contemporains et maltraité par la vie. Cáest seul contre tous et dans une misère galopante quáAndrew tente de maintenir à flot Mousse, exigeante et néanmoins minable revue littéraire défricheuse de talents, tout en gérant les avanies locatives dáun petit immeuble de rapport. Nous sommes au fin fond de láAmérique des années 1970, sous le règne de la clique de Nixon, et il náest pas aisé dáaccoucher láavant-garde littéraire dáun pays qui patauge dans ses conservatismes, tout en réglant des problèmes de plomberie, de locataires de basse qualité et en affrontant les médisances dáun environnement provincial petit-bourgeois. On tombe dans láintimité dáAndrew, irrésistible odieux personnage, raté rageur et menteur à la mélancolie féroce et toxique, à láhumour proprement redoutable et à la philosophie questionnable, à travers son abondante correspondanceá: à son ex, qui a fui à New York pour sáadonner à láart dramatique (et qui la blâmeraitá?), à ses vieux copains de fac devenus quelquáun dans le monde des lettres et quáil tente dáattirer comme invités vedettes dáun improbable festival pour lequel il fomente un programme inquiétant, à des aspirants auteurs qui lui soumettent des textes pour sa revue mais aussi à son banquier (inénarrable diatribeá!) ou à ses locataires auxquels il réclame un loyer ou refuse une réparation, quand il náemprunte pas láidentité, réelle ou fictive, de supposés supporters de son travail pour prendre sa propre défense dans le courrier des lecteurs de publications concurrentes. Il tombe aussi sous le sens quáAndrew Whittaker, bien que très occupé et malgré le marasme des jours adverses, poursuit, au sens littéral, hélas, une oeuvre dont nous découvrons les ébauches, et dont le joyau pourrait être ce projet dáun dictionnaire des cris de douleurs dans toutes les langues, toutes les cultures et chez toutes les espècesá: ainsi du cri du aï (le paresseux) qui donne son titre au roman, animal dont le destin dáune infinie tristesse náest pas sans rappeler celui de notre antihéros. On retrouve dans cet autoportrait kaléidoscopique les thèmes de prédilection de láauteurá: la solitude, la déchéance, physique, morale, psychique et financière, ici visitée dans ses moindres recoins, et la noire ironie du sort des hommes. Et láon retrouve aussi son talent singulier pour faire surgir le rire des situations les plus sombres, des blessures les plus douloureuses, des obsessions les plus incongrues. Et quand Firmin fourmillait de références et de clins dáoeil littéraires, cáest ici láombre tutélaire de Fernando Pessoa qui baigne le délire paranoïaque dáune personnalité complexe voire multiple aux prises avec des rêves et des aspirations mal ajustés. Avec ce deuxième roman rugissant, Sam Savage sáimpose comme un brillant débutant de soixante-dix ans qui enchaîne les morceaux de bravoure avec une aisance et une énergie époustouflantes. La Complainte du paresseux est la virtuose et comique dissection dáune réalité sinistre et universelleá: les affres sans fin de la médiocrité chez láécrivant velléitaire.